Ce grand besoin de respirer

C’est l’histoire d’une fratrie.

L’action se passe chez Claire, l’aînée, et Fabrice, son mari. Tout est bien préparé, tout est bien en ordre, comme il faut.

C’est l’histoire qui suit les premiers moments de l’annonce de la maladie de Claire.

Entre les réactions imprévues, les portes qui claquent, les malaises et les rires, chacun est amené à reconsidérer sa propre vie à travers l’autre qui est un peu soi. Les liens se bousculent et se redessinent, la notion de fratrie prend corps et sens.

 

Extrait – Ce grand besoin de respirer

 

« Fabrice : C’était le matin donc. Je n’ai pas regardé ma montre, à mon poignet, rien. Mes yeux se sont détournés. A l’horloge du four, 7H43. A 7h43. En robe de chambre. Assis. Le bol de café sur la table, un sucre dedans, les tartines à côté, tout était prêt. Prêt à être bu. Prêt à être mangé.

Je l’avais entendue gigoter et remuer pendant la nuit. Se lever, revenir, repartir, la chasse d’eau, le robinet, la porte du frigo s’ouvrir puis se fermer. De la musique aussi au fond, doucement.

Au matin des cernes comme jamais.

7h43.

C’était dit.

Comment réagir ? Que dire ? Que faire ? Et l’attente de l’autre _

Aujourd’hui, on me demande toujours : « Comment va-t-elle ? » « Elle tient le coup ? » « Et les enfants ? » « Oh ça ne doit pas être facile pour eux. » Sûr que ça ne l’est pas. Pour personne.

Personne ne demande jamais _ rarement _ ce que c’est, comment c’est, pour celui qui accompagne, celui qui est à côté, qui partage tout et qui subit aussi.

Personne, rarement personne, ne s’interroge sur les dommages collatéraux, sur moi.

A 7h43 donc, et le bruit des enfants dans leur chambre qui essaient de s’habiller seul et la radio qui débitent ses paroles matinales et la fumée du café qui monte jusqu’au visage. La fatigue dans ses yeux finissait une silhouette lourde. La douceur de ses paroles _ c’était comme si ces sons mettaient fin aux mots joie et légèreté _ comme si dans ce brouillard environnant un nouveau chemin s’ouvrait sans aucune possibilité, ni de prendre un détour ni de revenir en arrière. Une route serpentueuse avec obligation de la parcourir, avec, comme toute perspective, la douleur.

J’ai cligné des yeux. Je me souviens, j’ai cligné des yeux. Ça été ma toute première réaction. J’ai cligné des yeux.

Je ne sais pas pourquoi le réveil n’a pas sonné ce matin-là. D’ordinaire je me lève en premier, prépare le petit déjeuner pour tout le monde, réveille les enfants, les prépare eux aussi, m’en occupe jusqu’au moment de l’école. Disons qu’elle n’est pas du matin et moi, ça ne me dérange pas d’être le premier sur pieds. J’aime bien _ Le calme d’une maison où tout le monde dort, où seuls mes pas et le mouvement de mes mains sont à l’initiative des premiers bruits, où chaque mouvement fend la quiétude de la nuit passée et ouvre à une nouvelle et simple journée.

Une nouvelle et simple journée.

Clignement de paupières _ Claquement de porte _ Silence _ Je prends le bol de café et le porte à ma bouche _ froid. Café froid bu tout de même _ Je n’ai rien vu de la scène où les enfants prêts à partir se mettent à jouer, viennent donner le baiser, et crient et rient et ma femme, partie, aussi _ Rien vu ni entendu.

Sonnerie de téléphone _ Rendez-vous manqué _ Le suivant reporté _ A l’horloge du four 10h15. Je ne suis pas allé travailler. J’ai tout annulé. Je suis resté là en robe de chambre _ De ça, elle n’en a jamais rien su. Je n’ai jamais rien dit. »